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Adorer
Dieu n'a aucun sens là où il n'y a pas d'amitié - c'est-à-dire
d'échanges intérieurs - avec Dieu : l'adoration n'est que
l'expression d'un appétit ou d'une crainte serviles : une idolâtrie.
Car le mot adorer n'implique pas a priori cette réciprocité qui est
le signe essentiel de l'amitié. Cet incomparable maître à penser
qu'est le langage courant ne s'y trompe pas : on dit couramment :
j'adore la langouste ou j'adore le bridge, m ais il ne viendra à
l'idée de personne d'affirmer (encore que le terme soit beaucoup
moins fort) j'ai de l'amitié pour le bridge ou pour la langouste.
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Aux moralistes. Votre catalogue des péchés filtre le
moucheron et laisse passer le chameau. Vous avez inventé beaucoup de
péchés et vous en laissez subsister, que dis-je ? vous en cultivez
d'autres infiniment plus profonds et plus redoutables. Plus
précisément, vous dénoncez les péchés, mais non le péché - ce
mal substantiel, diffus et presque incurable qu'est le consentement à
la médiocrité et la religion du confort intérieur -, cette
suffisance de grenouille dans l'eau stérilisée ou dans l'eau bénite
- et qui se retrouve partout, y compris dans vos vertus qui sont des
paravents contre le souffle de l'esprit, et jusque dans vos repentirs
qui sont des purges ou des toniques pour votre petit moi soucieux de
sa petite santé.
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Définition du vice : un péché
commis sans plaisir. Il faudrait étendre cette formule et distinguer
deux sortes ,de vices : les péchés commis sans plaisir et les
vertus pratiquées sans amour.
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Dieu ne peut entrer dans
l'homme qu'en se rapetissant, tant la porte est basse - et aussi en
se déguisant, en se présentant sous des faux noms, tant sa vraie
nature est incompréhensible et indésirable pour l'homme de chair et
d'orgueil. Mais, une fois entré, il reprend sa vraie stature et son
vrai nom, et il fait éclater nos limites et notre moi. Pour lui
aussi, la fin justifie les moyens! Ainsi s'explique, dans la pratique
religieuse, la nécessité de ces réductions du divin à l'humain et
de tant de demi-mensonges qui sont comme l'enrobement pharmaceutique
des plus hautes vérités. Moralité : ne jamais confondre Dieu avec
ses voies d'accès.
Dieu, comme les hommes, a sa voie étroite :
celle qu'il doit emprunter pour s'introduire en nous. Faisons-lui
crédit : comme le grain qui lève dans un sol rocailleux et dont les
racines et la tige épousent d'abord la forme des obstacles qu'ils
rencontrent, il fera bientôt éclater en grandissant toute notre
misérable nature, y compris les étroits chemins par lesquels il est
entré.-
Les stoïques, en prêchant le non-désir et
l'indifférence, n'ont pas assez mis l'accent sur l'aspect positif du
dépouillement - et leur doctrine apparaît
par-là comme une apologie de l'insensibilité et du néant. En
réalité, ne rien désirer, c'est se réserver pour le seul objet
qui ne soit pas indigne de notre désir, c'est prendre de la distance
avec le monde des choses bornées et tyranniques, non pour les perdre
à jamais, mais pour les retrouver dans la pureté de leur source
(car la distance infinie appelle l'intimité absolue), c'est passer
de l'esclavage de l'attachement à la liberté de l'amour - en un
mot, c'est transformer les biens de la Fortune en biens de l'âme :
les choses viennent à moi comme des fiancées dans la mesure où je
cesse de les poursuivre comme des proies et mon royaume intérieur
s'accroît de tous mes refus de porter la main sur le monde
extérieur. Le renoncement à l'avoir a pour effet la transmutation
de l'avoir en être. Et c'est dans ce sens qu'il faut entendre le «
bienheureux les pauvres », le « malheur aux riches » et la
parabole du festin où les derniers seront les premiers. La passion,
sous toutes ses formes, reste radicalement étrangère à cette
dialectique du rien et du tout, de la solitude et de l'échange. Elle
colle à son objet, ce qui signifie qu'elle est tout aussi incapable
de s'en détacher que de le posséder du dedans, qu'elle exclut à la
fois la distance et l'intimité.
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