En ces temps d’hystérie collective où la platitude «materialoconsumériste» est à son comble, replaçons un peu d’ordre, c’est à dire
de sens, dans ce monde qui en manque cruellement tant il a la manie
frénétique de tout vouloir inverser.
A l’heure où la grande majorité des gens n’ont comme seule et unique
préoccupation que de remplir leur ventre et point nourrir leur âme,
arrêtons-nous donc un instant sur le caractère Sacré de l’alimentation.
Le corps reproduit analogiquement à son niveau et nécessairement, ce
processus d’unification qui est la raison d’être de l’âme: identification
par la Connaissance (non des choses extérieures, mais des réalités
intérieures, «archétypales» ou «essentielles» dont les multiples
phénomènes extérieurs ne sont que les projections concrètes, c’est la
Connaissance en-soi).
Nous invitons le lecteur à prêter particulièrement attention à ce qui va
suivre et qui est capital pour la compréhension de ce mystère, et nous
employons ce mot à dessein (voir à cet égard les religions à mystères del’antiquité où le repas sacré constituait le rituel principal de l’Initiation),
oui, ce mystère que constitue le repas.
L’absorption d’un aliment a toujours été un acte rituel, un acte
symbolique en soi (le rite étant un symbole «agi»), pouvant et devant
servir de support à la Contemplation; donc un acte hautement qualitatif.
Ce rite est sacré parce que son «modèle» qui est la nourriture de l’âme,
l’assimilation de la Sagesse contemplative, l’est.
En nourrissant son corps, ce n’est pas principalement lui qui est
«nourrit» mais son âme, par l’acte symbolique lui-même, support de
contemplation. La nutrition est assimilation, l’homme réduit la
nourriture en la mâchant puis en la digérant, il la «néantise» en la
transformant, il brise la forme; d’une certaine façon il rend
«immatériel» le «matériel», «incrée» le «créé».
Par cette opération il libère la «vertu» de l’aliment, sa «puissance», son
«être» propre qui a donné «forme et vie» à ce dernier; ainsi il se l’unit à
lui de façon plus essentielle. C’est exactement, à son niveau encore une
fois, c’est à dire à un degré inférieur en ce qui concerne le corps,
analogiquement la vocation de l’âme: réaliser, par l’intériorité
connaissante unitive ou l’«intuitio intellectualis», la «non-réalité» des
choses extérieures.
Le rituel de la restauration, et puisqu’il en est un, comporte la
prononciation de paroles à l’égard de la nourriture (action de grâces et
bénédiction par exemple mais le sens est universel, que l’on songe aux
mantras de la tradition hindoue), dont la signification est ici: il s’agit de
rendre pur ce qui est «impur», rendre «vrai», «réel» ce qui ne l’est pas
en soi, seul l’Esprit l’est et donc c’est Lui qui prête vie et «réalité».
La parole est souffle dont le rythme est donné par le coeur, on inspire
(retour à l’Esprit, au Non-Manifesté) et lorsqu’on inspire on ne peut
parler; la parole est manifestée, prononcée, lors de l’expiration qui porte
les mots en rythme; l’Esprit se manifeste par la parole (le verbe) lors de
son «expir» et insuffle donc la vie. C’est le Verbe qui est Vérité et Vie qui
rend ainsi «vraies» les différentes vérités relatives, car créées,
symbolisées ici par les aliments, et ainsi qui les unit à Lui. «Le Verbe fait
chair».
Et cette purification se manifeste, comme nous l’avons vu, par le souffle
qui est en même temps parole sacrée, car émanant de la bouche de
l’être purifié par le «souvenir de Dieu». «Ce dont le coeur est plein
déborde dans la bouche» dit le Christ, et encore Salomon «le travail de
l’homme est dans sa bouche» car «la bouche de l’homme parle de ce qui
lui est le plus intérieur»(Maître Eckhart)
L’homme ayant le sens du Sacré remercie le Dieu Créateur de toute
chose pour ce qui lui a été donné d’avoir dans son assiette (mot qui renvoie à la notion d’équilibre et d’harmonie), il Lui rend grâces; et ce
rituel tout simple, enfantin et Dieu aime les enfants (c’est à dire ceux qui
se rendent petits, pauvres en esprit), aujourd’hui moqué, est à lui seul
une purification…
Nous pouvons dire également ceci: le Principe, Dieu, dans sa fonction de Création, se manifeste de façon centrifuge (du centre vers la périphérie), il en va de même de l’âme lorsqu’elle crée, se «manifeste» extérieurement, ainsi de la conception traditionnelle de l’Art (qui est contemplation des «idées» principielles réfléchies dans le mental et projection de celles-ci dans la matière de l’oeuvre).
Le corps, lui, comme «au bout de la relativité», lorsqu’il se nourrit ramène de façon centripète les choses, de l’extérieur vers l’intérieur dans ce processus de réintégration complémentaire à celui de toute manifestation. C’est le symbolisme cosmologique de la double spirale. Et il ne peut en être autrement, rien ne se situant en dehors du «Tout». Tout dans la Manifestation renvoie à l’Unité. Et c’est aussi la raison pour laquelle le repas doit se prendre lentement, cette phase de retour à Dieu, Principe de toute chose, doit faire appréhender l’Eternité du Banquet Céleste, à Sa Table. Festina Lente.
Ayant compris et accompli cela, l’homme devient «Roi», c’est le sens du vocabulaire employé: on se «restaure», c’est un «régal»…Il est Roi car il a recouvré sa «Totalité», sa «Plénitude», son «état primordial» où il est «par lui-même», «autonome»; cette «Totalité» est synonyme de Paix, il est en repos car il est repu après un repas au cours duquel il mène les aliments en son palais, l’intérieur de sa bouche, où ceux-ci révèlent alors les saveurs en eux cachées. L’intérieur se révèle à l’intérieur; à sens subtil processus subtil.
Le lecteur doit comprendre la signification hautement spirituelle de cet acte pourtant quotidien.
L’homme ne se nourrit pas pour vivre, il se nourrit pour «apprendre à mourir» si le lecteur veut bien nous comprendre. Il se nourrit de la «Parole de Dieu», ceux qui la «gardent, vivent». S’il se nourrit, comme nous l’avons montré, c’est uniquement pour s’élever spirituellement, sa vocation première.
Il assure sa subsistance normalement; «le reste vous sera donné par surcroît», Dieu sait mieux que quiconque ce qu’il nous faut pour vivre, et Il est généreux; faisons-Lui confiance, Il ne sait que donner, l’homme de la Tradition le sait, il en est certain: Dieu n’abandonne pas ceux qui s’abandonnent. On pourra nous objecter qu’il faut bien manger pour vivre, certes, mais sans excès ni avidité, et il ne faut surtout pas s’en soucier…
«Que de choses dont je n’ai pas besoin!» s’écria Socrate traversant le marché d’Athènes, que dirait-il aujourd’hui?
Le lecteur peut aisément, ou tout du moins c’est ce que nous souhaitons après ce que nous venons d’exposer, saisir le pourquoi de toutes ces émissions (sans parler de la publicité étouffante et surabondante…) sur la «bouffe», car on ne se restaure plus, on «bouffe» et vite en plus, et même debout (!) ou encore en marchant (!!)…
La moderne contre-tradition ne se soucie pas de ce que les corps soient mal-nourris, gros, difformes, ça n’est qu’une conséquence logique, elle veut que les âmes soient «obèses», lourdes, surchargées, avides et cupides, tournées continuellement vers l’extérieur.
Très significatifs également sont les «grands-messes» télévisées: les journaux du treize et du vingt heures. A l’heure du repas, cela ne fût pas anodin, le hasard n’existe pas. Parodie de «création», «contre-création» qui fait des «contre4 actualités». L’homme pourrait se recentrer un peu, que non, on va gaver son mental encore plus, en s’adressant toujours plus à son extériorité. «Le Monde vous parle!», vous êtes priés de l’écouter. On superpose une extériorité à une autre encore plus éloignante et délétère, l’entraînant dans l’univers de la machine déshumanisante et broyante.
Il perçoit la «réalité», de plus, mais c’est secondaire, celle mensongère qu’on veut bien lui montrer et lui expliquer, car la machine explique, la «machine à images», la machine qui pense et qui parle, la machine qui montre et décrypte la «sacro-sainte» actualité derrière laquelle tout le monde courre comme des chiens tenus en laisses derrière leurs maîtres, et les colliers sont de fer.
Car on a même appelé ça les «actualités»…Il n’y a rien de plus anti-actuel par nature. Etre actuel c’est être présent, c’est à dire actif au sens propre, on fait «acte de présence», on «est» là; cela concerne l’être dans son entièreté: actualiser c’est réaliser cet état de présence à soi et en soi.
Ici, il n’y a que passivité car l’être est soumis aux passions, il sort de lui; il ne s’agit pas d’«actualité» mais de «contre-actualité» par nature, et quel que soit le contenu: utiles feux et contre-feux, tels des feux de poubelles allumés pour aller voir ce qui se passe à la fenêtre.
Il gobe les «informations» déformantes comme il gobe sa nourriture, il réagit comme un animal aux stimuli qu’on lui envoie…d’écrans en écrans, de voiles en voiles…Ame congelée qui mange des surgelés…
Thierry de Crozals
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Pour aller plus loin :
Sucre, la vérité amère
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