mercredi 20 janvier 2021

Aphorismes de Gustave Thibon - L'ignorance étoilée

                                                               


                   

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Adorer Dieu n'a aucun sens là où il n'y a pas d'amitié - c'est-à-dire d'échanges intérieurs - avec Dieu : l'adoration n'est que l'expression d'un appétit ou d'une crainte serviles : une idolâtrie. Car le mot adorer n'implique pas a priori cette réciprocité qui est le signe essentiel de l'amitié. Cet incomparable maître à penser qu'est le langage courant ne s'y trompe pas : on dit couramment : j'adore la langouste ou j'adore le bridge, m ais il ne viendra à l'idée de personne d'affirmer (encore que le terme soit beaucoup moins fort) j'ai de l'amitié pour le bridge ou pour la langouste.

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Aux moralistes. Votre catalogue des péchés filtre le moucheron et laisse passer le chameau. Vous avez inventé beaucoup de péchés et vous en laissez subsister, que dis-je ? vous en cultivez d'autres infiniment plus profonds et plus redoutables. Plus précisément, vous dénoncez les péchés, mais non le péché - ce mal substantiel, diffus et presque incurable qu'est le consentement à la médiocrité et la religion du confort intérieur -, cette suffisance de grenouille dans l'eau stérilisée ou dans l'eau bénite - et qui se retrouve partout, y compris dans vos vertus qui sont des paravents contre le souffle de l'esprit, et jusque dans vos repentirs qui sont des purges ou des toniques pour votre petit moi soucieux de sa petite santé.

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Définition du vice : un péché commis sans plaisir. Il faudrait étendre cette formule et distinguer deux sortes ,de vices : les péchés commis sans plaisir et les vertus pratiquées sans amour.
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Dieu ne peut entrer dans l'homme qu'en se rapetissant, tant la porte est basse - et aussi en se déguisant, en se présentant sous des faux noms, tant sa vraie nature est incompréhensible et indésirable pour l'homme de chair et d'orgueil. Mais, une fois entré, il reprend sa vraie stature et son vrai nom, et il fait éclater nos limites et notre moi. Pour lui aussi, la fin justifie les moyens! Ainsi s'explique, dans la pratique religieuse, la nécessité de ces réductions du divin à l'humain et de tant de demi-mensonges qui sont comme l'enrobement pharmaceutique des plus hautes vérités. Moralité : ne jamais confondre Dieu avec ses voies d'accès.
Dieu, comme les hommes, a sa voie étroite : celle qu'il doit emprunter pour s'introduire en nous. Faisons-lui crédit : comme le grain qui lève dans un sol rocailleux et dont les racines et la tige épousent d'abord la forme des obstacles qu'ils rencontrent, il fera bientôt éclater en grandissant toute notre misérable nature, y compris les étroits chemins par lesquels il est entré.-

Les stoïques, en prêchant le non-désir et l'indifférence, n'ont pas assez mis l'accent sur l'aspect positif du dépouillement - et leur doctrine apparaît par-là comme une apologie de l'insensibilité et du néant. En réalité, ne rien désirer, c'est se réserver pour le seul objet qui ne soit pas indigne de notre désir, c'est prendre de la distance avec le monde des choses bornées et tyranniques, non pour les perdre à jamais, mais pour les retrouver dans la pureté de leur source (car la distance infinie appelle l'intimité absolue), c'est passer de l'esclavage de l'attachement à la liberté de l'amour - en un mot, c'est transformer les biens de la Fortune en biens de l'âme : les choses viennent à moi comme des fiancées dans la mesure où je cesse de les poursuivre comme des proies et mon royaume intérieur s'accroît de tous mes refus de porter la main sur le monde extérieur. Le renoncement à l'avoir a pour effet la transmutation de l'avoir en être. Et c'est dans ce sens qu'il faut entendre le « bienheureux les pauvres », le « malheur aux riches » et la parabole du festin où les derniers seront les premiers. La passion, sous toutes ses formes, reste radicalement étrangère à cette dialectique du rien et du tout, de la solitude et de l'échange. Elle colle à son objet, ce qui signifie qu'elle est tout aussi incapable de s'en détacher que de le posséder du dedans, qu'elle exclut à la fois la distance et l'intimité.

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